Aime ton frère, par-dessus tout
Matthieu 18,15-20
On comprend trop souvent ce texte comme une demande, de la part de Jésus, de rejeter et d’exclure – in fine – celui qui refuse d’admettre son erreur. In fine, parce qu’il s’agit d’abord de lui parler seul à seul, puis avec deux ou trois témoins, selon la fameuse règle deutéronomique des témoins multiples (Deutéronome 19, 15), et si cela ne suffit pas Jésus propose encore d’en parler à la communauté, à l’ecclésia. Mais ensuite, c’est très clair : « S’il refuse encore d’écouter l’Eglise, considère-le comme un païen et un publicain. » Est-ce si clair que cela ? Pas sûr.
Un frère
Il faut tout d’abord indiquer que ce pécheur n’est pas n’importe qui. Le verset 15 est clair, il s’agit du frère, autrement dit d’un membre de la communauté. Le même mot est utilisé dans le texte parallèle existant chez Luc (Luc 17, 3-4). C’est un frère qui a commis un péché. Mais si l’on a tout essayé avec ce frère, sans succès, Jésus semble bien nous demander de l’exclure. En effet, la plupart de nos Bibles le rappellent en notes, les publicains et les païens sont des personnes infréquentables, à l’époque, pour tout Juif qui se veut pieux. Exit, donc, le pécheur. Taxé de publicain ou de païen. Exit ? Jésus ne dit rien de tel ! Il demande que cette personne « soit pour nous comme un publicain ou un païen ». Et quelle a donc été l’attitude de Jésus envers les publicains et les païens ?…
Un païen, un publicain… et quelle a donc été l’attitude de Jésus envers païens et publicains ?
Il mange avec les publicains !
Nous connaissons par cœur ces passages bibliques où l’on reproche à Jésus de les fréquenter (qu’on relise par exemple Matthieu 11, 9), et nous savons même que les publicains, avec les prostituées, nous « précèdent dans le Royaume »(Matthieu 21, 31). De plus, on ne saurait perdre de vue que l’auteur de l’Evangile de Matthieu est lui-même un publicain appelé par Jésus (Matthieu 9, 9 et 10, 3 nous en convaincront, si besoin était). L’épisode de l’appel de Matthieu donne d’ailleurs une clé de lecture intéressante pour notre passage, car on y découvre, au dernier verset, cette phrase de Jésus : « Allez donc apprendre ce que signifie ‘c’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice’, en effet je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs. » (Matthieu 9, 13) Jésus ne veut donc pas le sacrifice du frère pécheur, même après plusieurs essais infructueux pour lui ouvrir les yeux. Il nous demande un pardon clair et net, parce qu’il ne sait pas ce qu’il a fait.
Considère-le comme un frère
Notre Evangile de ce dimanche prend alors un sens étonnant : si ton frère pécheur n’a pas reconnu sa faute, même après que tu sois venu le trouver en compagnie de témoins, même après que la communauté s’en est mêlée, « considère-le comme un publicain », c’est-à-dire comme une personne à pardonner, comme un être à qui tu dois la miséricorde, comme un membre de la communauté dont Jésus ne veut pas le sacrifice, comme un de ces hôtes à la table desquels le Christ a été accueilli et avec qui il a pris plaisir à manger, n’en déplaise à ses détracteurs. Le contexte immédiat achèvera d’ailleurs de nous convaincre, puisque Matthieu 18, 15-17 se trouve entre la question de savoir qui est le plus grand – à laquelle nous ne pouvons ignorer que Jésus répond qu’il s’agit paradoxalement du plus petit (Matthieu 18, 1-4) – et l’histoire dite du débiteur impitoyable à laquelle Jésus oppose le pardon illimité du Père, mesure dont nous devons nous aussi nous servir (Matthieu 18, 23-35). Quant à la fin de notre passage, elle est célèbre, elle aussi : Jésus rappelle l’importance de la prière de deux ou trois, réunis pour demander quelque chose au Père. On peut aisément y voir une invitation à la communauté, qui a tout essayé pour ouvrir les yeux du pécheur, de continuer au moins à prier pour lui. On est assez loin d’une exclusion pure et simple !
Jusqu’à septante-sept fois…
Jésus nous demande de ne surtout pas exclure trop facilement le pécheur qui ne se repend pas. Il serait plutôt à considérer comme quelqu’un qui n’a pas forcément les outils pour comprendre ce qu’il a fait de mal, tout comme le païen ne connaît pas nécessairement les lois religieuses qu’il peut être amené à enfreindre.
Sa responsabilité s’en trouverait même singulièrement diminuée, à partir du moment où on ne le considère plus comme un frère qui se doit de connaître le modus vivendi de la communauté, mais comme un païen qui en ignore les us et coutumes. Un frère à pardonner septante-sept fois sept fois.
Avec le Christ de Matthieu 18, 17, laissons-nous donc conduire à davantage de tolérance et d’indulgence. La seule exclusion qui s’impose, ici, est celle d’une lecture trop facile de ces versets qui conclurait au rejet d’un frère en raison de son aveuglement. Lecture courante, hélas.
Vincent Lafargue
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